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Rives lointaines
Auteur : Jean JACNAL

Edition originale : Hanoï-Haiphong : Imprimerie d’Extrême-Orient, 1923, 25 cm, 248 p.

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Critiques

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La Charité chrétienne dans l’art littéraire

 

Aimez-vous les choses des colonies, ma chère ? On en met partout, même et surtout dans les romans.

Les lauriers de MM. Marquet et René Maran, auteurs de romans coloniaux couronnés par l’Académie Goncourt, empêchent de dormir bien des gens « qui se sentent des dispositions » pour la littérature.

Je viens de lire dans la Revue Indochinoise les premières pages de « Rives lointaines », roman colonial, par M. Jean Jacnal.

Je vais résumer d’abord le fond de l’ouvrage, tel qu’il m’est apparu du moins dans la partie que j’en ai lue. Sous l’empire d’un dépit amoureux, Léon Rolsin quitte son vieux père et sa bonne ville de Besançon, et s’en va chercher fortune en Indochine, nanti d’une soixantaine de mille francs. Dès les premières lignes, notre héros prend donc l’allure d’un gaillard aux idées pratiques, qui ne perd pas facilement le Nord, même quand il aime une jolie fille affligée d’une bigote de mère trop exigeante sur le chapitre « religion ».

Il s’embarque à Marseille sur un paquebot en partance pour l’Indochine. A bord, il fait la connaissance d’un certain nombre de personnes qui lui serviront plus tard. Arrivé à Hanoï, il est présenté par un de ses nouveaux amis à l’Ingénieur en chef de l’exploitation du chemin de fer du Yunnan. Son rêve est de faire des affaires. Foin des emplois administratifs qui…, que…, Bref, on connaît la chanson. Vivent la liberté et les grands espaces ! Tout bouillant d’ardeur, notre nouveau débarqué veut s’établir entrepreneur de travaux publics. Il est servi à souhait ; l’ingénieur en chef le recommande à un Monsieur Gladès, gros entrepreneur, homme d’affaires cosmopolite et véreux, qui s’entend comme pas un à rouler tous ceux qui, pour leur malheur, entrent en rapport avec lui, Administration et particuliers.

Gladès confie à Rolsin un lot de travaux à exécuter à quelques kilomètres d’Amitchéou, dans des sables mouvants. Au bout de huit mois, ce dernier se trouvé couché dans un lit de l’ambulance de Mongtzeu, miné par la fièvre, ruiné autant par la canaillerie souriante de Gladès que par la paresse de ses ouvriers chinois.

Rolsin est au bout de son rouleau. Son enthousiasme des premiers jours est tombé. Il envisage l’avenir sous le jour le plus sombre ; il est bien près de s’abandonner au désespoir. Sur ces entrefaites, il reçoit une lettre d’un de ses amis, conducteur des Travaux publics, qui l’engage à faire une fin – en tant que colon, homme libre – en entrant dans l’Administration, où un emploi de chef de district lui est réservé. Il hésite. Une dernière visite à son ancien chantier et une rencontre inopinée avec Gladès, qui achèvent de lui démontrer sa ruine et son impuissance, le décident Le Voilà fonctionnaire. Il prend une « congaï », moins pour peupler son toit que pour s’essayer à quelques opérations commerciales – comme en termes galants la chose est dite ! – par l’intermédiaire et avec le concours de sa « petite épouse », diligente personne qui s’entend à marchander et à lasser la patience de ses congénères les plus tenaces et les plus prolixes en affaires.

On voit que Rolsin est une excellente recrue pour l’Administration ; c’est un homme qui sait compter.

Le roman en reste là, pour le moment.

Il n’est pas d’un intérêt palpitant, direz-vous. Je vous demande pardon : visiblement l’auteur l’a voulu aussi « émotionnant » que possible. Il s’applique à donner à ses lecteurs et surtout à ses lectrices la chair de poule. Il décrit avec complaisance les transes que causaient à la petite colonie européenne de Mongtzeu – mélange de Grecs, d’Arméniens et d’autres gens du Levant aux mœurs paisibles – les troubles du Quangtsi, et l’exécution des rebelles capturés par les autorités chinoises. Les « dames » de ces messieurs écoutaient avec horreur les récits représentant les Chinois violant sauvagement leurs victimes, jeunes ou vieilles, avant de les immoler. Elles appréhendaient de servir de jouet à la lubricité de leurs futurs vainqueurs. « Ce n’est qu’un petit moment désagréable à passer », leur disait gentiment le représentant des Travaux publics, chez qui elles étaient réunies.

J’aimerais mieux trouver cette plaisanterie, d’un goût douteux, dans la bouche d’un Grec ou d’un Levantin et j’aurais mis une réplique bien sentie dans celle d’un Français pour rappeler le mauvais plaisant aux devoirs de la galanterie et au sentiment de la gravité de l’heure peu propice aux propos grivois. Gavroche est plus spirituel et mieux élevé.

Il est vrai qu’il y a parmi les belles (!) éplorées une vieille coquette, qui, tout en se déguisant en homme comme ses compagnes pour échapper aux outrages redoutés, songeait néanmoins à se faire belle pour le sacrifice. Attrapez, filles d’Eve ! M. Jacnal ne voit en vous que des créatures sensuelles recherchant l’étreinte du mâle. Il abuse du mot, car le répète plusieurs fois.

L’exécution des rebelles est décrite avec un luxe de détails à soulever le cœur de dégoût. Ici, se place une réflexion macabre de Rolsin, digne de M. Joseph Prud’homme philosophant sur les événements :

— Quelle épouvantable chose !

Vraiment, l’expression du raccourci est exacte dans son pittoresque dramatique : un homme est étrangement réduit dans ses dimensions quand il n’a plus sa tête ! Ceux qui peuvent sourire de cette vérité de La Palisse n’ont certainement pas eu, comme je l’ai en ce moment, le très peu réjouissant spectacle de contempler un décapité !

Comme il a autrement d’allure le mot qu’on prête à Henri III contemplant le cadavre du duc de Guise qu’il Venait de faire assassiner : « Étendu, mort, il paraît plus grand qu’il ne le fut jamais de son vivant ! »

Quelque temps après, nouvelle alerte ! Des pirates avaient voulu, après avoir pénétré dans un village, dépouiller deux vieilles Chinoises et les violer. Encore ! Nouvelle scène de supplices atroces infligés aux bandits !

Plus loin, nous assistons à une conversation tout aussi suggestive. Un garde principal, accompagné de sa femme, rend visite à un ménage. Tout à coup, le maître de la maison pose à son hôte une question que rien n’annonçait et qu’on sent placée là exprès pour procurer à l’auteur l’occasion de servir une nouvelle « tranche de vie » coloniale tout aussi… faisandée.

— Et l’Empereur d’Annam ? On dit que c’est un fou et un sadique, s’enquit curieusement Guiton.

— Thanh-Thai ! Ah oui ! quel numéro ! riposta Mauclair. Si vous saviez de quoi cet être-là est capable, c’est à ne pas croire.

Et notre homme de se lancer à corps perdu dans le récit de la folie sadique du Néron extrême-oriental s’amusant à faire administrer des coups de rotin à ses femmes, à faire ouvrir le ventre des femmes enceintes, ou à abattre à coups de carabine celles qui avaient cessé de lui plaire, qu’il forçait à courir nues dans le parc royal.

M. Jacnal a une conception singulière du roman colonial : de la boue, du sang, de la volupté et la mort, le tout recouvrant une trame de ragots de concierge qu’il cherche à placer avec une préoccupation évidente de la quantité, au détriment de la qualité.

L’auteur de Rives lointaines ne semble pas se douter que les données fournies par l’observation directe et les récits de seconde ou de troisième main, constituent seulement une matière brute qu’il faut travailler, affiner pour en faire une œuvre d’art.

Mais c’est là, je crois, le moindre souci de M. Jacnal.

Je n’ai pas l’honneur de connaître M. Jacnal ; mais il est sans doute fonctionnaire, un fonctionnaire appartenant à une autre administration que les Services Civils, car il juge avec sévérité les administrateurs, particulièrement ceux du dernier bateau, autrement dit, de l’École Coloniale. Et de fait son style se ressent de ses occupations habituelles ; c’est un style administratif, touffu, diffus, mêlé de termes impropres et de néologismes à faire frémir d’horreur et d’indignation les mânes de Flaubert ou à rendre fou M. Albalat ! Qu’on en juge par ces quelques échantillons :

« Tantôt tout s’éteignait en eux (les yeux de Rolsin) et on concevait aisément que la réaction venait rapidement et, qu’au sursaut d’énergie, succédaient volontiers un laisser-aller, un àquoibonisme qui devaient anéantir chez leur hôte, tout esprit de suite soutenu, toute persévérance dans une idée. »

Quelques lignes plus bas, on peut lire cette remarque prud’hommesque : « Cet idéal était, d’ailleurs, le plus souvent, élevé. Le front haut ne mentait pas et Rolsin était intelligent. »

Et à la fin de la même page :

« Comme les vagues qui couraient le long du navire, il donnait l’impression d’un être sautant d’un côté à l’autre, parfois avec impétuosité, parfois en s’étendant, lassé de l’effort accompli. »

Sauter en s’étendant l C’est, proprement, du galimatias.

Parlant de choses exotiques, M, Jacnal s’abstient cependant de peindre le cadre où se meuvent les personnages de son roman. État d’énervement indescriptible, tohu-bohu indescriptible, écrit-il. Ou bien il charge ses phrases d’épithètes et de mots banaux. Exemple : « Les jours avaient « suivi les jours. La mer clémente n’avait cessé de favoriser la marche du « Salazie » et au décor pittoresque du détroit de Messine avait succédé l’étrangeté de Port-Saïd. Puis, à cette vision initiatrice de l’Orient avait fait place l’enfer de Djibouti, le paradis de Colombo et le pays du rêve défloré et saccagé, qu’est Singapore ».

Ailleurs, le fonctionnaire trahit l’écrivain. C’est ainsi qu’il écrit sans remords : « solutionner son avenir. »… « Mais de riches mandarins se faisaient transporter dans des chaises à porteurs et ce à travers des rues tellement étroites que celles-ci leur livraient bien juste le passage. »

En somme, la facture du roman dénote une inexpérience du métier, une absence du don d’évocation et de la maîtrise du style qui ne sont pas, malheureusement, rachetées par les qualités du cœur, dont le charme est souvent assez pénétrant pour suppléer à la culture et aux dispositions innées de l’écrivain.

C’est là que je voulais en venir, et c’est la raison pour laquelle j’ai cru devoir faire la critique des premiers chapitres publiés de l’ouvrage, sans attendre de l’avoir parcouru tout entier.

M. Jacnal a eu le tort d’exercer sa malice à dénicher la « petite bête », en l’espèce, les poux que les femmes tonkinoises du bas peuple cherchent patiemment sur la tête de leurs voisines. Occupation qui, pour peu ragoûtante qu’elle soit, ne laisse pas d’être plus utile à celles qui s’y livrent que celle qui consiste, pour les femmes du « monde » annamite ou européen, à « casser du sucre » sur le dos de leurs amies absentes.

On peut, en outre, faire grief à M. Jacnal d’avoir voulu étaler une philosophie à fleur de peau, déplaisante parfois, de qualité inférieure toujours parce que banale et facile. On sent chez lui une absence d’émotion, une indifférence complète à l’endroit des êtres et des choses. Les paysages et les habitants du pays défilent en images falotes, sans retenir l’attention du lecteur.

Voir sans aimer, a écrit Maeterlinck, c’est regarder dans les ténèbres.

De la rizière à la montagne, de M. Marquet, doit en grande partie succès qu’il a obtenu à la sympathie avec laquelle l’auteur a observé les mœurs du nha-qué tonkinois et l’humble milieu dans lequel il vit et meurt obscurément. Quoique n’ayant qu’une valeur littéraire médiocre, la Case de 'l’Oncle Tom, de Mme Beecher Stowe, éloquent plaidoyer en faveur de l’abolition de l’esclavage ; souleva cependant une émotion profonde par la pitié douloureuse qui s’en dégageait.

M. Jacnal a commis une grosse erreur. Je me permets de la lui signaler pendant qu’il est encore temps pour lui de la réparer. Dans son état actuel, son œuvre n’est qu’une rédaction de premier jet, une ébauche. Il devrait la remettre au creuset pour en épurer la matière trop abondante, trop fruste, et l’humaniser par un intérêt sympathique porté aux gens et aux choses de ce pays.

Dans l’art littéraire, la charité chrétienne fait fort bon ménage avec le talent ; elle le fortifie et le nourrit du lait d’humaine tendresse, qui donne à tout ce qui s’en imprègne la vie et la vertu d’émouvoir et de séduire. Elle y supplée même quelquefois.

 

Nguyen Phan Long

L’Écho annamite, 30 décembre 1922

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Dans le même numéro nous trouvons aussi la suite et fin du roman de Jean Jacnal : Rive lointaine – On peut n’avoir pas les mêmes idées que l’auteur, on trouve dans ce roman à thèse, à chaque pas matière à réflexion. Et le principal problème sur lequel il nous amène à réfléchir est primordial pour nous colons et fonctionnaires français d’Indochine, c’est le problème de la famille. Jean Jacnal le pose bien et il ne nous laisse pas la permission de nous dérober, il faut prendre position. On ne peut pas admettre ses conclusions telles quelles ; mais on est invité de toute façon à en prendre. Le problème est trop sérieux pour être envisagé avec dilettantisme.

 

L’Éveil économique de l’Indochine, 24 juin 1923

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Il pleut des livres sur l’Indochine, des romans surtout. Si peu qu’il y ait vécu, chacun veut faire le sien. Il y en a de tous les genres et de toutes les qualités. Comme tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux, celui de M. Jacnal ne se trouvera pas disqualifié, bien qu’au regard du littéraire il soit moyen de qualité.

Le sujet ou plutôt les sujets du livre ont été déjà traités. Un Français qui « s’encongaye » et que l’absinthe tue. Un autre que l’opium, le fâcheux poison et la solitude aident à détraquer. Et pour accompagner ces histoires, une revue des mœurs de l’Indochine et de ses habitants français et Annamites de notre époque. Entre-temps, l’auteur fait tomber sur le lecteur une pluie de vérités premières que d’ailleurs il ne convient pas toujours de rejeter. Recueillons-en quelques-unes « en tendant comme disait Courteline, nos rouges tabliers » : « Les Français fonctionnaires ou colons qui vivent en Indochine devraient tous parler la langue annamite ». « Ne pas venir en Indochine sans argent ». « Ne pas considérer la colonie comme un pays de peuplement ». « Nécessité de s’adapter au milieu ». « Se rapprocher de l’indigène, l’élever jusqu’à soi ; lui céder de nos qualités et prendre les siennes ». Et la pluie continue. M. Jacnal ajoute à ces axiomes connus quelques critiques souvent injustes à l’égard de l’administration, mais qui sont presque de style et qui font toujours plaisir à ceux qui se tiennent à l’écart des fonctions publiques.

Toutefois, contrairement à beaucoup d’autres, M. Jacnal connaît très bien la matière dont il traite, vivant en Indochine depuis de longues années. Son livre, nous l’avons dit, n’est pas ennuyeux On le lit aisément, bien qu’il compte près de 400 pages, parce qu’il donne assez exactement l’impression de la vie. Il est écrit en un style facile, beaucoup trop facile même, disons-le, car l’auteur y paraît souvent n’avoir point pour l’orthographe, la syntaxe et l’usage, le respect et les ménagements nécessaires. C’est ainsi qu’il écrit « antiseptie » au lieu de « antisepsie », « sensées » au lieu de « censées » (des marchandes sensées aller vendre au marché leurs denrées), « éduquer des enfants » qui est un terme familier et peu littéraire au lieu de « élever » ; « le Résident présentait bien et avait grand air » au lieu de « représentait » ; « Mme de Villebois Maru et ses charmantes demoiselles », etc., etc. Et que dire de cette phrase : « Vouloir c’est le sésame indomptable » et de cette autre ? « Le tohu-bohu des pousse-pousse se débanda ».

Disons, en terminant, que le livre de M. Jacnal a été édité magnifiquement par les Imprimeries d’Extrême-Orient à Hanoï avec un luxe dans la qualité du papier et des caractères qui aidera certainement au plaisir de le lire et compensera pour le lecteur les petites imperfections de forme que nous venons de signaler.

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Émile Cordonnier
Bulletin de l’Ag
ence économique de l’Indochine, 1ᵉʳ janvier 1930

 

Références

 

Françoise Doré. Les Écrivains de l'Indochine n°109 : Jean Jacnal, in Le Souvenir français en Chine du 9 janvier 2016

 

 

Rééditions

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Rives lointaines

Hanoï : Imprimerie d’Extrême-Orient, 1929, 22 cm, 389 p.

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Réédition de 1929

Hanoï : Imprimerie d’Extrême-Orient, 22 cm, 389 p.

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Illustration

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